Jean-Luc MAXENCE

Jean-Luc MAXENCE



Au tournant du siècle ou l'Evangile de la poésie du début du XXIe siècle d'après Jean-Luc Maxence

Le projet affiché par Jean-Luc Maxence en première de couverture d’Au tournant du siècle, Regard critique sur la poésie française contemporaine (Seghers, 2014), est plus modeste que celui qu’il revendique dans sa préface : établir ni plus ni moins — dans la lignée des travaux entrepris jadis par Jean Rousselot, Georges-Emmanuel Clancier, Bernard Delvaille, Alain Bosquet ou Robert Sabatier —, un « panorama de la poésie française du début du XXIe siècle ». Alors, bien sûr, on se dit que Jean-Luc Maxence, avec la longue expérience d’éditeur, de revuiste, d’anthologiste et de critique qu’il revendique, est assurément l’un des plus qualifiés pour réaliser ce genre d’ouvrage.

Mais force est d’observer que là où ses prédécesseurs, présentés pourtant par l’auteur comme des références, maîtrisèrent totalement leur sujet à force de pratique, d’expérience et de lectures avec un regard aiguisé, en se livrant à un véritable travail, pas seulement de recensions, mais de critique ; sans éluder personne, et en parvenant à dégager les tendances, mouvements et courants sans jamais sombrer dans le cloisonnement étroit, Jean-Luc Maxence lui, se perd page après page dans le verbiage, les approximations, les erreurs, les anachronismes. En vérité, ce balayage désinvolte ne nous éclaire en rien sur le paysage poétique contemporain ; pire, il y ajoute de la confusion, surtout pour un lecteur non avisé. Jean Paulhan avait une formule pour qualifier ce genre d’opuscule : « Encore un livre que c’est pas la peine ! »

On cherche en vain le regard dont il est question dans le titre. Ce livre, dont le plan et les chapitres sont plus qu’aléatoires (jusque dans les titres. Exemple : Le match Paris-Marseille), semble avoir été écrit par un camelot ou un journaliste sportif. Les rapprochements entre poètes sont souvent intempestifs, incongrus et erronés. Quant à la critique : elle est totalement absente. Libre à Jean-Luc Maxence d’exprimer sa réticence à  l’égard des œuvres de Bernard Noël, Vénus Khoury-Ghata, Lionel Ray et d’autres, dont Yves Bonnefoy ; mais il ne déploie aucun argument critique, tout occupé à mettre à bas des statues, dont il envie peut-être le palmarès, le talent et l’aura. Les sentences tombent à la va-vite, tout comme les exécutions capitales :

« Bernard Noël est un personnage mondain, d’ailleurs très affable et même émouvant dans cette insistance souriante à inscrire son estampille un peu partout. » 
« Sans prétendre jouer les gourous, que restera-t-il dans une vingtaine d’années de Vénus Khoury-Ghata ? »
« Lionel Ray, ex-Robert Lorho, n’a plus guère d’influence aujourd’hui et son œuvre, à la relecture, vieillit assez mal. »
« Les ailes de géant d’Yves Bonnefoy semblent désormais appesanties par l’orgueil de l’enseignant. »

Le premier chapitre, « La ligne blanche », dénonce la poésie blanche. Mais cette question n’était-elle pas liquidée depuis plusieurs décennies ? Et pourquoi pas la mise au ban du Romantisme et de Musset ? L’auteur s’en prend d’emblée à André du Bouchet (« la bien-pensance triste et ennuyeuse »), qui, rappelons-le, est mort en 2001 et n’a pas eu trop le loisir de fréquenter le XXIe siècle. Passons aussi sur de bien curieuses diatribes et arrêtons-nous, par exemple, à cette déclaration insolite : pour Maxence, la paternité de ce qu’on appelle la poésie blanche trouverait sa source chez André Breton, Louis Aragon, Philippe Soupault et Robert Desnos ! Or, même un étudiant en première année de Lettres, sait que le « père » de la dite poésie blanche pratiquée par les du Bouchet, Dupin, etc., n’est certes pas Robert Desnos, qui en est aux antipodes (et mort en 45 dans les circonstances que l’on sait), mais René Char, que l’auteur ne cite même pas. D’ailleurs, du Bouchet paya une forte dîme, jusque sur le plan privé, à cette filiation avec le Maître de l’Isle-sur-la-Sorgue.

Deuxième chapitre : Retour au lyrisme. De quoi s’agit-il ? De l’École de Rochefort ! De la fin des années 60, nous remontons à présent à 1941. Le XXIe siècle s’éloigne un peu plus. Ensuite, l’auteur, sans que l’on comprenne trop le lien, nous livre une série de notices neutres de Jacques Simonomis, Jacques Taurand, Jean-Yves Valat, Evelyne Morin, Michel Héroult, Pierre Chabert, Denis Emorine, Dominique Sorrente, Jean-Pierre Lesieur, Nathalie Picard… Voilà où nous en  restons avec le lyrisme, et c’est bien mince ! 

Troisième chapitre, le plus long du livre : seize pages : La source mystique, où l’on imagine  que l’auteur est dans son élément. Et il y est effectivement. Le livre aurait gagné en se limitant à ces seize pages…

Quatrième chapitre : Les héritiers d’André Breton. Certainement l’un des plus catastrophiques. Il suffit de mentionner les noms des « héritiers » supposés : « feu Sarane Alexandrian, Christophe Dauphin, le plus jeune mais le plus omniprésent, Alain Jouffroy, qui fait maintenant figure de patriarche, Marc Kober, Jehan Van Langhenhoven, Paul Sanda, l’éditeur gardien du temple…  Pierre Garnier, Marc Alyn, Jean Orizet, Jean Joubert, Jacques Réda, Jude Stéfan et Jean Pérol », pour comprendre que les sept derniers cités sont tout à fait étrangers à ce rapprochement abusif et que, aux autres poètes, il aurait fallu ajouter au moins : Gérard Legrand, Alain-Pierre Pillet, Guy Cabanel, Hervé Delabarre, Annie Le Brun, etc. Hélas ! Tous les chapitres qui suivent sont bâclés et truffés d’erreurs du même cru. Ajoutons que Maxence cite également Matthieu Baumier et Gwen Garnier-Duguy, dont il salue plus loin le site « Recours au Poème », qui est réellement et pleinement sur internet : le magazine de la poésie et des mondes poétiques. Mais davantage que du surréalisme, Garnier-Duguy et Baumier ne sont-ils pas plutôt à rapprocher du Grand Jeu de Daumal et de Gilbert-Lecomte ?

Cinquième chapitre : La poésie dite « féminine ». N’y cherchez pas les noms de Claude de Burine, Claudine Bohi, Mireille Fargier-Caruso, Jacquette Reboul, Jocelyne Curtil, Elodia Turki, Odile Cohen-Abbas, etc. Elles n’existent pas pour l’auteur. D’ailleurs, il manque tellement de poètes dans ce livre qu’on peut le considérer comme un panorama de camping. Francesca Caroutch est à peine citée. Voici à quoi se réduit la poésie dite « féminine » : Patricia Castex Menier, Maram al-Masri, Andrée Chédid, Ariane Dreyfus, Christiane Veschambre, Anne Périer, Françoise Thieck, Maximine, Claude Ber, Béatrice Bonhomme, Marie-Claire Bancquart, Laurence Bouvet, Silvia Baron-Supervielle, Jeanne Benameur ; c’est encore assez sommaire, d’autant que chacune de ces dames est expédiée en quelques lignes sans intérêt.         

En huit pages, le chapitre Francophones et francophiles se résume, et de manière insipide, à Salah Stétié, Tahar Ben Jelloun, Abdellatif Laâbi, Salah al-Hamdani. L’Afrique, le Québec, la Belgique et la Suisse n’ont pas encore été découverts par l’auteur. La poésie francophone se résume donc à deux poètes marocains, un poète libanais et un poète syrien — sans doute des rencontres de hasard.

La Négritude au XXIe siècle est bradée en quatre pages. Après quelques lignes d’introduction, J.-L. Maxence récite une notice fade et incomplète sur Édouard Glissant et voilà tout. Édouard Glissant est mort en 2011 et la négritude avec lui. Sans doute l’ignore–t–il, mais Glissant avait déjà et depuis longtemps dépassé le cadre de la négritude avec l’antillanité, la créolisation et le Tout-Monde. L’auteur n’évoque même pas le césairien Daniel Maximim, pas davantage que Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau, Alain Mabanckou, Nimrod, etc. C’est confondant.

Nous passons ensuite aux Rebelles de l’après-68 ; le genre de chapitre qui, à l’instar du titre, ne veut rien dire, mais dont raffole Maxence, pour en faire un fourre-tout, sans la moindre explication : Bernard Delvaille, Franck Venaille, Pierre Tilman, Claude Pélieu, Yves Martin, Valérie Rouzeau, Michel Baglin ; là encore, nous cherchons la pertinence des rapprochements. Plus loin, on s’aventure encore : « C’était l’époque de ma propre jeunesse, et nous étions nombreux à admirer l’aventure nomade des Lawrence Ferlinghetti, Allen Ginsberg, Robert Goffin, James Laughlin et autres poètes venus de la mythique Beat Generation. » On relit ce passage à deux reprises. Oui, l’auteur  a bien écrit que le belge Robert Goffin était un poète de la Beat Generation ! Robert Goffin (1898-1984), ami et biographe de Louis Armstrong, a séjourné aux USA pendant la guerre, mais il n’a absolument aucun rapport avec la Beat Generation. On se demande en fait si les poètes intègrent tel ou tel chapitre selon un tirage au sort.

Et on continue, avec Poètes militants. Titre on ne peut plus surfait. Les noms : Francis Combes, Henri Deluy, René Depestre et Roland Nadaus. Ce que l’auteur nous dit dans ce chapitre de six pages, se résume à : « Aborder la question de la poésie et de la politique, c’est nécessairement aborder celle de la politique de l’édition. » Comprenne qui pourra ! 

Toujours en six pages, nous passons à Poésie et philosophie. Là encore, l’auteur, qui semble incapable d’avoir un avis personnel et de l’exprimer (mais pourquoi alors s’être lancé dans une telle entreprise ?), procède en guise de commentaires par des citations, d’ailleurs souvent mal choisies. Jean-Pierre Faye, en l’occurrence : « … la poésie atteint le désir dans la langue, elle le touche et le trace à l’horizon. » André Comte-Sponville enchaîne : « Pourquoi la poésie ? Parce qu’il arrive que la vérité soit à la fois émouvante et belle. » Maxence conclut : « Ainsi de tout temps, philosophes et poètes ont dialogué. » Les petites notices concernent : Gil Jouanard, Michel Cazenave, Antoine Emaz, Philippe Beck et Jean-Louis Giovannoni.

Le chapitre Le match Paris-Marseille, est assurément un sommet de la critique comique. L’auteur y oppose le Centre international de poésie de Marseille et le Printemps des poètes de Paris ; les deux, rappelons-le, n’étant que des institutions culturelles d’État et pas autre chose. Le premier personnifierait « l’école de la recherche sur le langage, du rejet a priori de toute émotion, de tout lyrisme » ; le deuxième, « les adeptes du nouveau lyrisme, de la sensibilité assumée. » Voici donc les deux grands courants de la poésie du début du XXIe siècle, selon l’auteur : le CIPM et le Printemps des poètes. Dans dix ans, il trouvera probablement une opposition entre deux nouvelles tendances : la poésie de la RATP et celle de la SNCF. L’auteur nous dit : « Refusons les préjugés et les aveuglements d’un camp ou d’un autre. » Mais bien sûr, selon Maxence, le « match Paris-Marseille » a des antécédents. Passons en revue les deux équipes. Dans le camp des Marseillais, le sélectionneur retient : « Alain Veinstein, Bernard Noël, Claude Royet-Journoud, Roger Giroux, Claude Esteban, Jacques Roubaud, Jean-François Bory, Matthieu Messagier, Emmanuel Hocquard. » Ils sont neuf, il en manque deux pour constituer l’équipe. Passons à la sélection parisienne dite des « enfants du Pont de l’Épée : Guy Chambelland, Alain Simon, Christian Bachelin, Robert Momeux, Pierre Chabert », auxquels s’ajoutent les « rescapés de l’aventure Poésie 1 : Jean Breton, Henri Rode, Paul Farellier, Alain Breton ». Parisiens, vraiment, le bourguignon Chambelland, l’îlien insurgé Alain Simon, le provençal Chabert ? Et que vient faire ce pauvre Momeux dans l’équipe ? Il est en outre amusant d’apprendre que Paul Farellier est un « rescapé de Poésie 1 », revue dont il n’a jamais été membre. Mais après tout, l’auteur a fait pire en situant Goffin dans la Beat Generation, par exemple. Le critique se trompe de trente ans. Paul Farellier est membre des Hommes sans Épaules. C’est d’ailleurs la seule évocation de ce poète important au sein du livre. Plus loin, James Sacré (l’auteur ne nous précise pas dans quelle équipe il évolue ; on perd soudain le fil) est taxé de « maladroit ». Frédéric Jacques Temple ne bénéficie que de six lignes et encore, par le biais de citations. 

Dans un autre chapitre, au titre tout aussi improbable que les autres, À l’épreuve du temps, Alain Breton, Christian Bachelin et François Montmaneix sont amalgamés avec — difficile d’imaginer une plus grande incompatibilité — Jean-Luc Parant. Montmaneix, à qui, entre les lignes, il est fait reproche de la préface dont Bonnefoy a honoré son dernier livre, n’est présenté que sous forme de citations de Jean Orizet. On se trouve désemparé par une perspicacité qui nous dépasse. 

Bien sûr, le critique se défend : « Il s’agit, selon moi, de patauger, souvent à vue, dans un océan de diversité et de faire confiance au seul magnétisme que dégage un univers poétique, à nul autre comparable. » Pour patauger, c’est sûr qu’il patauge Jean-Luc Maxence dans ce « petit tournant du siècle » et nous avec lui.

Ce livre aurait pu être une belle tribune, une mine d’informations aussi ; il n’est qu’un livre pour rien.

Christophe DAUPHIN (in recoursaupoème.fr, 2014).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules



 
Numéro spécial : Hommage à GUY CHAMBELLAND n° 7

Dossier : CHRONIQUE DU NOUVEAU LYRISME n° 13